Un article de Frédéric Kahn, invité par Clara Picard
Texte paru dans "Cahier N°1 – Les artistes et la ville, en corps urbains"
Le Merlan Scène nationale à Marseille
Marseille, avril 2012
Frédéric Kahn est chargé de cours à l’Université de Provence en médiation culturelle de l’art et correspondant régional de la revue Mouvement. Il intervient sur de l’ingénierie d’accompagnement et sur de la production de contenu éditorial et rédactionnel. Il travaille sur les liens que tissent les champs esthétiques, artistiques et culturels avec les territoires sociaux, économiques et urbains ainsi que sur les problématiques de gouvernances institutionnelles et politiques et sur les question de société et de développement durable.
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Esthétiques au quotidien
Les arts de la proximité viennent donc contredire toutes les stratégies qui fabriquent de l’éloignement (qu’il soit esthétique : en envisageant uniquement l’art pour l’art et la contemplation comme une expérience immatérielle, individuelle et subjective ; philosophique : en renvoyant l’art dans les sphères de la métaphysique, de la transcendance ou du divin, en tout cas au-delà de l’être ; ou politique : en considérant l’artiste comme un être à part, différent, exceptionnel, inaccessible). Bien sûr, en articulant l’activité artistique aux champs politiques et sociaux on s’expose inévitablement à un risque d’instrumentalisation. D’ailleurs, dans toute commande passée par un opérateur, qu’il soit public, associatif ou privé, transparaît toujours une volonté d’esthétisation du lien social et/ou de la vie politique. Mais faisons confiance à l’artiste et à sa capacité à composer avec les contraintes, à les intégrer à sa composition. La force critique de l’art nous préserve de “Plus belle la vie”. Une œuvre digne de ce nom résiste toujours à l’endroit où l’on aimerait rendre acceptable, “intégrable”, une réalité, ou une situation, qui ne l’est pas. Ces démarches ne doivent pas viser à l’esthétisation mais à “l’artialisation ” de la vie sociale (6). Par exemple en s’appuyant sur des histoires de vie, sur du vécu, ou sur des pratiques quotidiennes qui deviennent la matière même d’une expérience esthétique. De même que l’Histoire d’un pays ne se limite pas à la biographie “glorieuse” de ses dirigeants et que bien d’autres narrations viennent composer le roman national, l’inspiration artistique, même dans ses formes les plus “nobles”, puise souvent aux sources modestes, populaires, vernaculaires… Combien de luttes politiques et sociales ont ainsi acquis une dimension“universelle” ? Il va s’en dire que, du coup, tous les effets d’intimidation face à un art inaccessible, dont on ne posséderait pas les clés, s’estompent. A l’opposé des postures de l’excellence, ces aventures revendiquent une modestie qui ne correspond pas à un manque d’ambition, mais à la volonté de favoriser l’émergence de ce que le philosophe Giorgio Agamben nomme des « singularités quelconques ». C’est-à-dire des singularités telles qu’elles doivent être » (7). L’art advient alors potentiellement n’importe quand et n’importe où. Pas forcément dans des lieux dédiés. Il sort des temples tellement intimidants pour ceux qui n’ont pas les codes d’accès. Des ateliers décomplexés donnent lieux à des formes de création qui le sont tout autant. La cuisine, le jardinage, l’apiculture, le bricolage, la marche, la fanfare, le bal populaire… autant de prétextes à l’expression de l’imaginaire et de la fantaisie, au débordement poétique. Les gens se sentent, à plus d’un titre, “coauteurs” de l’œuvre. Cette dernière est écrite non seulement pour eux, mais avec eux. La dramaturgie se construit à partir de leurs expériences. Un savoir qui était sous-estimé, et parfois même méprisé, devient la matière d’une œuvre d’art. L’individu a de nouveau prise sur son existence et son environnement. La transformation du regard, parce qu’elle est émancipatrice, peut ainsi prétendre à produire de la transformation sociale et urbaine. Bien sûr, la participation n’est pas la fusion. La proximité n’est pas l’amalgame. Une distance “critique” doit subsister pour permettre au jugement esthétique de s’épanouir. C’est le point de départ qui est commun. À l’arrivée chacun est toujours renvoyé à sa singularité… Mais en tant que membre à part entière de la communauté. (...)
6 - Laurence Carré et Henri-Pierre Jeudy , Esthétiques au quotidien, Socio-anthropologie [En ligne], N°8 | 2000, mis en ligne le 15 janvier 2003. http://socio-anthropologie.revues.org/index119.html • 7 - Giorgio Agamben. La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1990.