Réflexions d’Alain Dufau, réalisateur, suite à sa participation à la formation Teatrodentro.
Nous connaissons tous au creux de notre travail d’artisans créateur ce mouvement qui consiste dans un premier temps à repérer chez soi et chez les autres, émotions, éclats de vie, de poésie, gestes nécessaires, pour y puiser formes et contenus. Lent travail d’extraction à partir de moments de recherche ou de la vie toute simple. Serge Daney parlait de « fragments de réalité » à propos de Johan van der Keuken , le Grotowski du cinéma documentaire. Mais ce travail de discernement préalable et continu est délicat : il requiert une capacité d’accueil inquiet, faite d’empathie et de distance (tension paradoxale pour moi au fondement d’un regard ouvert).
L’empathie nous fait entendre, ressentir secrètement, le plus souvent symboliquement la souffrance ou la joie… qui s’exprime chez l’autre. Mais une relation à l’autre ne peut se suffire de ce mouvement du cœur. Si notre relation tient à ce mouvement elle s’étouffe et étouffe l’autre dans un trop plein de compassion, d’adhésion ou de valorisation, voire de narcissisme. La distance rééquilibre, remet en perspective parfois critique, autocritique, dégorge en quelques sorte un trop plein d’émotion. C’est comme une relativisation de l’affect non pour désinvestir l’émotion, mais l’apprécier et accéder à un moment de poésie, à une formulation gorgée de sens, de pensée et d’action. De ce point de vue je crois qu’il y a inextricablement liés dans l’expérience du corps et des émotions tout à la fois des sensations, des gestes, des images et des mots-sens. Ressources extraordinaires que la vie quotidienne, les conventions ou les encadrements sociaux renforcés nous font délaisser. A nous d’en dévoiler la richesse en sachant l’écouter sans se laisser engloutir, sans la mettre à distance sèche.
Le déport de réactivité après des émotions, ce temps de latence qui dépend de la nature des exercices et expériences vécues par chacun, autorise la remontée de cette richesse, permet de mieux féconder la pensée, de se dégager des fausses culpabilités, de ses faciles paranoïas, qui engluent et pétrifient l’image de l’autre, la sienne, de mieux placer l’altérité comme en construction, en devenir.
Cet écart dans l’écoute créative permet une alchimie complexe sur des registres concomitants : celui du travail analogique, celui d’une approche éthique, tout comme celui du passage des peurs et angoisses à l’inquiétude salutaire. Rabelais déjà parlait d’un travail d’ "inutrition".
Une fois donc repérées, entendues ces émotions-éclats de vie et gestes nécessaires, il faut les faire mûrir pour ensuite mémoriser et formuler à toutes fins de les déployer (puis de les associer dans une narration à venir), mais en gardant leur fraicheur initiale. Là est toute la difficulté : la fraicheur initiale du geste, du son, du mot, de l’émotion vécue dans le repérage, l’enquête préalable au tournage pour le documentariste que je suis, dans la séance d’atelier pour le metteur en scène de théâtre ou le comédien.
Temps de latence, écart, différents au cinéma et au théâtre : dans le cinéma documentaire d’auteur (je veux parler du cinéma documentaire qui prend le temps, qui pose la qualité du regard comme moteur…), il s’agit, le plus souvent, d’écourter le moment fragile de la rencontre avec l’autre pendant la préparation, l’enquête, le repérage pour ne pas devoir répéter, faire répéter à cet autre choisi devenant protagoniste au moment du tournage, tel récit, telle anecdote. L’écart est là comme une promesse : au tournage, là se fait la recherche réelle, l’anecdote pourra alors devenir allégorie, peut-être. Au cinéma l’autre s’inscrivant dans un récit devient personnage progressivement.
Au théâtre il s’agit de reprendre, avec le corps de l’acteur, en cherchant à chaque fois, à explorer telle piste, tel geste déployé, suspendu, tel verbe également incarné, vécu de l’intérieur. Explorer dans les répétitions pour approcher, mémoriser, sculpter dans le vif la charge toute à la fois faite d’irrépressible, d’intention et de cohérence esthétique. Ce que le cinéma décompose (art putride assumé des ombres que nous sommes) pour recomposer au montage, tout à fait frais, alors rendu présent, le théâtre lui le joue au corps à corps entier de son art vivant. Mais quête égale de spiritualité. D’humilité tout autant.
De fait certains cinéastes documentaristes choisissent de tout filmer depuis leurs tous premiers contacts pour réduire cet élément constitutif de la différence d’approche entre pratique cinématographique et pratique théâtrale.
La mise en tension de l’exercice de recherche théâtrale et de l’exercice de recherche audiovisuel, tendus en création, dans l’atelier Teatrodentro/Lieux-fictifs est d’autant plus essentielle qu’elle suscite d’abord de fortes interrogations sur l’écoute de soi, des autres, et sur l’écoute créative. Sur le désir de mieux pratiquer des démarches assemblant, désassemblant les modalités de chaque art. Théâtre et cinéma ont ensemble une longue histoire. Le cinéma a dû,un temps orphelin, se séparer du théâtre pour mieux s’inventer. Les voilà de pair : les intrications nourricières que propose leur maillage entre vécus et représentations ne sont pas prêtes de s’arrêter.
Alain Dufau - février 2009