Ecrit par Philippe Henry
Philippe Henry a été Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, au département Théâtre de l’Université Paris 8 – Saint- Denis. Il poursuit désormais à titre personnel ses recherches sur la socio-économie du spectacle vivant et les démarches artistiques en lien avec des populations d’un territoire donné. Il est membre fondateur d’Autre(s)pARTs et membre d’Af/Ap.
Dans le cadre de L’art en partage, l’association ARTfactories/Autre(s)pARTs est à l’initiative d’un travail de recherche-action « sur le territoire de Marseille- Provence pour interroger la pertinence de l’ensemble des démarches qui inventent de nouvelles formes de démocratie artistique et culturelle avec leur territoire d’implantation et les populations ».
DES SITUATIONS SINGULIERES ET NEANMOINS PORTEUSES DE SIMILITUDES
Décrire synthétiquement deux nouveaux exemples de démarches artistiques partagées, puis en évoquer plus rapidement quelques autres, conduit à noter la particularité des objectifs et du mode de fonctionnement de chacune d’entre elles, l’impossibilité de les reproduire telles quelles dans d’autres contextes. Mais cela permet tout autant de souligner des similitudes ou proximités réelles qui, cette fois-ci, amènent à repérer et à affiner des éléments de problématisation commune. Au vu de ce que nous avons déjà avancé précédemment, nous laisserons au lecteur le soin d’évaluer par lui-même ce jeu de singularités et de ressemblances entre les cas présentés.
Fondée à Marseille en 1994 par Joseph Césarini et Caroline Caccavale, l’association Lieux Fictifs se présente comme un véritable laboratoire de recherche cinématographique et sociale regroupant désormais tout un collectif d’artistes et de techniciens. Dès 1987, les deux fondateurs mettent en place un atelier vidéo à la maison d’arrêt des Baumettes qui aboutira à la création du canal interne Télé Vidéo Baumettes. Le partenariat avec l’établissement pénitentiaire (seulement interrompu entre 1994 et 1996) permettra la mise en place des Ateliers Cinématographiques en 1997, qui disposeront fin 1998 d’un espace de 300 m2, interne à la prison et entièrement consacré à ce travail, construit sur les cours de promenade des anciens quartiers de haute sécurité. Ce “studio” comporte des espaces pour la discussion et les échanges, le visionnement des films, la prise de vues, le montage technique.
Les différents projets menés par Lieux Fictifs visent en particulier à rétablir une réciprocité dans les regards entre ceux qui filment et ceux qui regardent. Ils souhaitent également reconstruire des récits individuels et collectifs, par l’image et une réflexion sur celle-ci, dans une société qui tend à les fragmenter, les isoler, voire les effacer. De ce point de vue, l’espace carcéral tient d’abord à la radicalité qu’il produit plus qu’à une différence de nature avec la société extérieure. Il s’agit donc bien plus d’un regard et d’une parole depuis la prison que sur la prison. Mais la mise à disposition du studio et l’accord pour mener des actions avec les détenus répond également à un triple objectif posé par l’administration pénitentiaire : formation professionnelle des participants diffusion interne d’informations sur le canal vidéo de l’établissement conformité avec le protocole d’accord entre le Ministère de la justice et celui de la culture et de la communication (établi en 1986, puis revu en 1990 et 2009). Le personnel pénitentiaire n’est pas présent lors des sessions de travail avec les détenus. Même si certains rythmes de travail des ateliers se heurtent au rythme propre de la prison, l’espace du studio n’en constitue pas moins le lieu d’une liberté certaine, qui a pour corollaire une nécessaire responsabilisation des participants détenus. Chaque projet nécessite enfin le soutien et le financement d’institutions autres que l’administration pénitentiaire, telles que le Fonds social européen, le Ministère de la culture, la Direction régionale de la formation professionnelle ou diverses organisations locales, ou encore aides de quelques fondations privées.
Deux unités de travail cohabitent dans le studio. L’une est consacrée à la réalisation d’émissions internes (magazines, débats, programmation de films accompagnée d’échanges entre détenus et réalisateurs invités). Les thèmes évoqués sont toujours traités à partir de l’expérience personnelle des membres participants, tout en interrogeant aussi les formes télévisuelles habituelles. Le magazine On sortira tous un jour, réalisé sur 18 mois en 2005 et 2006 par Philippe Tabarly avec une dizaine de détenus et qui aborde la question de la sortie de prison, illustre particulièrement cette démarche. L’autre unité, à laquelle nous nous attacherons plus spécifiquement, se consacre depuis 1997 à une approche de la création cinématographique. Les ateliers ont pour point initial la proposition d’un cinéaste qui va se trouver six heures par jour, du lundi au vendredi, en résidence à la prison durant les neuf mois que comptent chaque année ces projets (en deux sessions de quatre mois et demi). Huit détenus volontaires sont sélectionnés au cours d’entretiens par l’équipe artistique (le réalisateur et au moins un membre de Lieux Fictifs qui suivra aussi l’ensemble du processus). Les entretiens portent d’abord sur la motivation des postulants et leur capacité à s’impliquer dans un projet collectif, sans aucun autre prérequis technique ou scolaire. Les candidats retenus doivent aussi recevoir l’accord de l’administration pénitentiaire. Commence alors un processus où un échange entre les personnes s’établit dans le cadre du studio et selon d’autres règles que celles du quotidien de la détention proprement dite. Chaque détenu est rémunéré au titre de stagiaire en formation professionnelle. Chacun apprend à trouver une place qui lui soit propre, à partir de la proposition initiale qui va nécessairement se transformer et parfois même se déformer.
Le projet 9m2 pour deux, mené conjointement par Joseph Césarini et Jimmy Glasberg s’est ainsi déroulé d’avril 2002 à janvier 2003 avec dix détenus amenés, deux par deux, à être chacun leur tour filmeur et interprète de situations improvisées. Celles-ci sont construites à partir de leur quotidien et rejoués dans un décor de cellule reconstituée dans le studio. La technique d’un seul plan-séquence pour chaque moment filmé, avec une caméra-poing, a autant été une source de facilitation pour l’expression que de contrainte à s’approprier. Des visionnages de films portant sur cette façon de filmer ou sur les thèmes qui émergeaient, un retour critique sur chaque séquence tournée, comme un échange verbal permanent sur l’ensemble des dimensions expressives, relationnelles ou techniques ont intégralement fait partie du processus. Des moments de tension sont bien entendu apparus, la nécessité de remplacer un détenu ou de modifier certains duos aussi. L’objectif de réaliser un film à partir de différentes séquences a constitué un réel stimulant. La diffusion et la mise en débat des formes filmiques réalisées auprès de publics élargis est une autre des préoccupations de Lieux Fictifs. L’édition d’un doublet DVD / livre concernant ce projet a été le premier ouvrage d’une collection que l’association a voulu mettre en place de façon à prolonger les expériences menées dans les ateliers, mais aussi pour aller à la rencontre de publics diversifiés (scolaires, étudiants, universitaires, acteurs sociaux, artistes…).
D’autres projets ont été menés, comme Vidéo-lettres sur 2008 et 2009, qui a développé une correspondance filmée entre huit stagiaires détenus de Marseille, d’autres personnes incarcérées à Milan et Barcelone et elles mêmes engagées dans un travail avec des intervenants artistiques, ainsi qu’avec des étudiants de cinéma à Oslo. Cette volonté d’élargir et d’intensifier le dialogue entre la prison, l’art et la société se retrouve encore dans le projet 2009-2013 Frontières dedans/dehors, initié dans le prolongement des échanges avec les partenaires artistiques et culturels européens de l’association. Quelques-uns des participants à ce nouveau projet sont d’ailleurs d’anciens détenus désormais libérés des Baumettes.
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1. Document de présentation du projet en octobre 2011.
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