Par Philippe Tabarly, Chef opérateteur et Réalisateur
Etre citoyen du monde pour (le) REALISER pas (le) rivaliser
Une démarche avant tout…
Cette démarche, qui questionne la place et donc ma place, m’impose la contrainte d’un regard global sur l’acte de faire « ici et maintenant » avec une ferme volonté d’inscrire cet acte dans un contexte qui déclenche de l’avenir ou de quelque chose à venir qui pourrait devenir essentielle…
Le présent à venir ...
« Quand on se perçoit exister, on éprouve la sensation d’un dément émerveillé qui surprend sa propre folie et cherche en vain à lui donner un nom ». J’emprunte parcimonieusement cette pensée à Cioran, car cette perception d’exister me renvoie à ce quelque chose d’indispensable qui nous échappe, qui nous dépasse, nous, êtres de relation ; faire exister l’autre là où il est, dans ce qu’il est. L’autre est pour moi, une belle image de l’avenir, une belle promesse de voyage. C’est une des fonctions essentielles du cinématographe, que de nous relier à l’autre, au monde, par son image, dans un subtil déplacement, pour tenter de devenir ce citoyen du monde.
Le cinéma comme promesse de voyage…
Il me semble l’avoir commencé dans la salle de projection de mon enfance, au cœur de la lanterne magique, en plein boum de mes sept ans.
Le dimanche, il m’emmenait avec lui. Il m’apprenait à régler les charbons pour que la lumière soit belle sur l’écran, il m’enseignait le beau à travers cette brûlure. Les charbons se consumaient sous nos yeux vigilants.
Quand il me disait avoir tout réglé, quand le cliquetis du projecteur lui semblait rassurant, alors je croyais que le temps n’avait plus d’heure et je pouvais m’abandonner. Il m’installait un tabouret sous « la lucarne », celle depuis laquelle il surveillait les changements de bobines le nez contre la vitre, les yeux fixés sur l’écran. Il me laissait protéger sa salle, sa soirée. Il me semblait que tout mon être veillait au bon déroulement du spectacle. Il pouvait me faire confiance, j’avais appris ses gestes par cœur. Quand j’entendais tourner l’enrouleuse sur laquelle il vérifiait la bobine suivante, je sentais alors les effluves de celluloïd, celles qui vous mettent en appétit d’un film, juste avant le noir de la salle. Mon père allumait les générateurs, les générations, moi j’étais éblouis.
Dans le ronronnement régulier du projecteur, depuis la lucarne, je contemplais dans la pénombre, la nuque du public qui dansait dans le grand cône de lumière. Ce public, allez savoir pourquoi, je le sentais attentif, recueilli, en attente. Je crois que le monde s’est d’abord déroulé devant moi comme une longue histoire qui ne me concernait pas. Les films se sont succédés… Je ne les voyais pas. Je regardais l’origine de l’image, la brûlure des charbons qui se consumaient. J’observais ce faisceau de lumière qui partait de l’objectif, qui balayait les nuques et qui se fixait sur l’écran pour devenir image. Cette transformation m’intéressait plus que son résultat. J’aimais cette puissante lumière du faisceau qui transportait l’image, j’aimais ce cône vibrant et poussiéreux promenant du mystère. J’y ressentais l’énergie et l’avenir. Il était pour moi, un tapis volant pour toutes les directions. J’aurais aimé marcher sur ce faisceau comme un équilibriste sur son fil…
Ma promesse de voyage, de vivre, vient de cette projection. Elle commença par ce sentiment grave et insouciant, par cette liberté d’enfance, cette intensité à ne pas faire partie du monde… Jusqu’à l’habiter.
Aujourd’hui encore, cette rêverie se consume en moi pour ne pas rompre ce qui m’éclaire et qui me donne à voir. Cette projection magique s’est transformée en lien subtil, reliant l’origine et le but, m’indiquant une direction et un sens… À partager.
Le cinéma, un art réaliste… Pour lutter contre l’illusion… ?
Vraisemblance, réalisme, réalité…
La profondeur du « réel »
La caméra entre nos mains, le regard semblerait nous appartenir et nous devons constamment être vigilant dans nos agissements cinématographiques. Depuis quelle place culturelle sommes-nous en train d’agir et que croyons-nous maîtriser ?
Il me semble utile de commencer par cette réflexion de Serge Daney : « Faire du cinéma, c’est faire du social ».
Le cinéma naît marqué par la vraisemblance, qui est à la fois sa vertu essentielle et comme une tare congénitale.
En d’autres termes, il restitue naturellement la profondeur de la réalité. C’est la « profondeur de champ primitive » (Jean-Louis Comolli) (« Technique et Idéologie : Caméra, Perspective, Profondeur de champ », in Cahier du cinéma, n° ;233,op.cit.)
Privilège de naissance, hérité de la photographie et qui ne sera jamais remis en question. La meilleure, la seule façon de faire entrer un train en gare de La Ciotat est celle de la caméra de Lumière (à condition, bien entendu que le plan n’ait, strictement que la valeur de cette information : « Un train entre en gare de La Ciotat »).
Seulement voilà : cette « vraisemblance » spatiale ne pouvait suffire à satisfaire les besoins et les intérêts de la classe entre les mains de laquelle se trouvait le cinéma, car celui-ci, très rapidement, se mit à puiser son inspiration à des sources incontestablement populaires. Dans ce sens, le cinéma est un art réaliste et il se positionne comme art de la vie sachant qu’il n’est pas un art de la déclamation. Edgar Morin écrit dans Les stars : « (…) Le cinéma s’était emparé des termes du feuilleton populaire et du mélodrame où se retrouvent à l’état presque fantastique les archétypes premiers de l’imaginaire : hasards, providentiels, image du double (sosies, jumeaux), aventures extraordinaires, conflits œdipiens avec parâtre, marâtre, orphelins, secrets de naissance, innocence persécutée, mort-sacrifice du héros. Le héros, le psychologisme, le happy-end, l’humour révèlent précisément la transformation bourgeoise de cet imaginaire ». (Éditions du Seuil, 1972, p.16)
Le mot est prononcé : le cinéma a évolué en s’embourgeoisant. C’est-à-dire que la bourgeoisie, peu à peu, reprend son bien, affermit son contrôle sur cet art qu’elle a créé. Le cinéma, progressivement, se modèle sur les idéaux qu’elle impose, et il s’établit, entre l’écran et la salle, une sorte d’osmose, qui assure le fonctionnement régulier du cycle production - consommation : « Il n’y a aucune différence entre l’idéologie dans la salle et celle du film », notent à ce sujet Les cahiers du cinéma. (Jean Narboni et Jean-Louis Comolli : « Cinéma-idéologie-Critique », in Cahiers du cinéma, n° ; 216).
Un critique dramatique écrivait un jour que le public, lui aussi, doit avoir du talent : cette préoccupation semble bien étrangère, sinon à ceux qui font les films, du moins à ceux qui en assurent financièrement la création. On songerait plutôt à cette facétie d’Erik Satie prétendant vouloir écrire un opéra pour chiens : le rideau, prévoyait-il, « se lève sur un os ».
Mais avant d’en arriver là, à quoi allons-nous assister ? À une longue éclipse de la profondeur de champ, c’est-à-dire de la « vraisemblance » spatiale, au profit de la « vraisemblance » temporelle. Phénomène qui ne s’explique pas plus par des raisons purement techniques que par des raisons esthétiques. Les techniques ne sont pas plus libres que les cinéastes. Ce ne sont donc ni les techniciens ni les artistes qui vont faire ici entendre leur voix et dessiner l’évolution du cinéma, provoquer cette éclipse de la profondeur de champ, mais ceux qui sont derrière eux et leur dictent secrètement leur conduite : les détenteurs du véritable pouvoir, le pouvoir d’une classe, le pouvoir économique-idéologique. Ce sont eux qui écrivent finalement cette Histoire de la « vraisemblance », qui, pendant de longues années, perd son caractère spatial pour devenir plutôt, temporelle.
Jean-Louis Comolli définit clairement cette mutation du « vraisemblable » : « …C’est par le déplacement des codes de vraisemblance cinématographique du plan de la seule impression de réalité aux plans du complexe de la logique fictionnelle (code du récit), du vraisemblable psychologique, de l’impression d’homogénéité et de continuité (l’espace-temps cohérent du drame classique), que l’on pourra rendre compte de l’effacement de la profondeur, et non pas seulement par des « retards » techniques, parce que ces « retards » ne sont pas accidentels, qu’ils sont eux-mêmes pris dans les effets de ce déplacement, de ce remplacement de codes ». (« Technique et Idéologie : Caméra, Perspective, Profondeur de champ », in Cahiers du cinéma, n° ;223, op. cit., p. 43).
Art populaire ou art bourgeois ?
Coïncidence ? Certainement pas. C’est en 1930, c’est-à-dire à peu près à l’époque de ce grand « tournant » pris par le récit cinématographique, quelque temps après l’introduction définitive du parlant, qu’Edgar Morin fait débuter cet irrémédiable « embourgeoisement » du cinéma. Il voit, à partir de cette date, « les lignes de force réalistes, psychologiques, optimistes », déterminer le contenu des films avec plus de netteté, cependant qu’il observe que de nouvelles couches de spectateurs, socialement plus favorisées et intellectuellement plus « exigeantes », sont gagnées par le spectacle de l’écran. (Voir L’Esprit du temps, Grasset, 1962, p. 60-61.)
En d’autres termes, le déclin de l’imaginaire, de la fantaisie, du tragique, coïncide avec l’élargissement de la clientèle cinématographique, avec sa diversification sociale et intellectuelle : cette clientèle qui jusque-là essentiellement populaire et « naïve », revendique désormais des besoins proprement « culturels », dicte sa loi, refuse de se laisser prendre à ce qu’elle considère comme une imitation trop grossière de la réalité. La vraisemblance spatiale ne la satisfait plus, elle veut une vraisemblance temporelle (celle-ci, interdite au cinéma muet, avec sa caméra fixe et ses « cartons », devient possible avec le montage « dans le mouvement » et la parole) qu’elle juge plus « évoluée », plus « adulte », plus digne d’elle.
Ainsi, le cinéma étend son audience, il pénètre de nouvelles couches de la société ; il n’en faut pas plus à certains pour juger qu’il est devenu l’art populaire par excellence. Mais nous avons appris depuis que, pour ces gens-là, « populaire » ne saurait être que synonyme de « bas » et de « plat ». Leur appréciation repose sur un abus de terme : la popularité d’un divertissement se mesure peut-être au pourcentage de la population qui s’y adonne, son caractère populaire signifie tout autre chose. La vérité est donc celle-ci : le cinéma n’est pas devenu populaire, il était populaire et il s’est embourgeoisé.
Il ne faut peut-être pas du reste chercher ailleurs que dans cet embourgeoisement, dans cette « facilité » sans cesse grandissante du film, dans cette généralisation de la « prime à la paresse » du spectateur. La médiocrité ou l’inadaptation des films au public n’expliquent pas plus que le développement de la télévision, cette fameuse « crise » du cinéma. De même que la démagogie engendre le dégoût de l’opinion vis-à-vis de la politique, ce sont la flatterie et la complaisance du cinéma à l’égard des tendances qu’il a lui-même favorisé qui ont engendré l’indifférence du spectateur.
On peut faire perdre à l’homme le goût de la liberté en le gavant de succédanés de celle-ci ; on a fait perdre au spectateur de cinéma le goût du regard en le gavant d’images.
À un spectacle privé de sens, devait nécessairement répondre un spectateur privé de regard.
Extraits de « cinéma et politique »
Chef Opérateur et Réalisateur