Lieux Fictifs et la Cie Alzhar se rencontrent autour d’un deuxième Exercice de mémoire : "Ce qui nous arrive". Celui-ci fait suite au travail mené en 2006 par Jean-Michel Perez dont \"Trous de mémoire\" est l’aboutissement.
Rejointe par le théâtre, l’expérience cinématographique est menée cette année par Caroline Caccavale, réalisatrice et Jeanne Poitevin, metteur en scène de la Cie Alzhar :
Malgré les différences et les singularités de chacun, un espace commun se dessine progressivement à travers des pistes tracées entre la projection et la mémoire.
En prison le temps est une pause dans un espace défini et délimité qui fige l’individu dans le temps. En prison, on se souvient, on rêve, on est toujours dans une perception onirique de la réalité et cette perception est toujours au présent. Dans ce lieu, il n’y a plus de lien entre le passé et le futur. Cet espace temps est une sorte de trou dans le présent, tout est alors concentré sur l’instant.
Cela provoque une urgence, une nécessité, une vérité, une justesse, une intensité dans la relation qui s’y inscrit. Je pense ici à la relation de travail que nous allons inscrire dans cet expérience cinématographique avec les détenus dans ce temps carcéral.
La prison, c’est le présent perpétuel, des jours et des heures qui se répètent comme à l’infini, avec une impossibilité de marquer le temps qui passe, à travers des événements et des images particulières qui pourraient servir de repères.
Le temps de l’incarcération peut donc altérer profondément la construction de la mémoire. Depuis ce lieu, il est donc nécessaire, pour rester vivant, de continuer malgré tout à stimuler cette mémoire.
Faire un travail de création en prison à partir des images d’archive de l’INA, c’est permettre aux personne détenues de faire l’expérience de la reconstruction d’une mémoire depuis la prison. Dans ce projet de film, cette reconstruction passe par l’espace de la mise en scène.
Le travail de recherche que nous leur proposons est dans un premier temps celui de retrouver leur trajectoire personnelle en se confrontant aux images d’archives de l’INA. Par la suite, nous leur demandons de croiser entre eux cette trajectoire pour la questionner dans un espace commun et dans une dimension collective.
L’espace de la mise en scène est à la fois l’espace personnel (intime) et l’espace collectif.
Si l’incarcération est un espace d’oubli, alors comment reconstituer une mémoire en retraversant son histoire et en re-fabriquant une mémoire collective.
Pour développer l’écriture et la réalisation de ce film, nous avons mis en place plusieurs ateliers de travail, qui sont plusieurs situations de tournage. Dans cette expérience, les personnages ont une place active dans l’écriture, le montage des séquences d’archives projetées, le dépliage de la mise en scène, l’évolution dans l’espace du cadre, le filmage et le travail d’acteur.
Nous donnons aux participants deux directions : une qui leur est personnelle et qui est liée à un souvenir, une autre collective qui est le choix d’une période ou d’un personnage historique. A partir de leur choix nous sélectionnons sur le site de l’INA un certains nombres d’images pouvant correspondre à ces deux directions. Après plusieurs allers–retours (dedans dehors) des images, des visionnages et des discussions sur comment chacun se situe par rapport à ces images, en quoi ces images les constituent en partie, chacun des participants va réaliser un montage qui deviendra sa propre "bande mémoire". Dans ces montages vont venir s’ajouter des images de "l’intérieur" de la prison, que chaque détenu aura filmé, et des images "extérieures" que nous allons tourner à partir de leurs indications. Dans le montage, chacun peut choisir l’utilisation du son uniquement, d’une image muette. L’image peut être ralentie, accélérée, utilisée comme image fixe.
Le travail de mémoire procède par sélection, déplacement, transformation et oubli.
Quand Saïd choisi de se projeter dans les images d’archive des Black Panthers, c’est pour ressentir une appartenance à la communauté noire, en s’identifiant à ses luttes et a ses souffrances. C’est aussi pour prendre conscience du fait qu’il est, lui aussi, à ce moment là, acteur du monde, et qu’il a une place sociale et politique dans ce monde.
Ce que montre Saïd dans ce choix de projection, c’est un "désir" qui est ici déclanché par cet exercice de mémoire.
Se mettre à penser que le monde puisse être différent, c’est déjà agir sur lui.
Même si les personnes détenues sont physiquement empêchées de se déplacer dans ce monde, elles peuvent se mettre à le penser.
Nous avons construit un décor qui est un espace vide délimité par trois cloisons dont une est transformée en mur de projection, c’est là que sont projetées les "bandes mémoires".
Cet espace est à la fois l’espace commun, celui de la révélation, de la projection des archives (bande mémoire), de la mise en scène et du travail de la mémoire. Cet espace est conçu comme "une chambre noire" ou l’image se projette et se révèle. Un peu comme une chambre photographique à l’échelle humaine.
C’est dans cet espace, que chaque personne détenue va faire l’expérience sensible et physique de ce travail de projection et de révélation.
Cet espace, est aussi pour eux, celui ou chacun se met en jeu dans un travail d’acteur.
Un acteur laisse parler des choses de lui, il parle de lui et du passé qu’il porte. Sociologiquement et personnellement. Il y a donc toujours une tension entre ce que la personne croit représenter et ce qu’elle donne à lire. C’est sur cette tension que le travail de "mise en jeu" dans l’espace de révélation va s’appuyer.
Le travail de l’acteur n’est pas dirigé dans le sens de la fabrication d’un personnage mais dans le sens de trouver la qualité d’une présence à soi et aux autres qui révèle une part de nous-même. Maxime Carasso travaille aussi dans l’espace avec eux, les poussant et les provoquant dans chaque proposition. Se mettant lui-même en risque dans un travail d’acteur improvisé en fonction de la séquence qui se révèle.
Cette mise en jeu est un travail très exigent car il n’y a pas la possibilité de se cacher, de se protéger derrière la peau d’un personnage. Chacun doit travailler avec sa propre peau pour trouver une dimension véritable, profonde, sensible et commune à tous.
On s’attache à ce qui est partageable par tous, malgré nos différences et nos différentes places (intérieur, extérieur de la prison).
Cette parole commence à naître dans un travail d’écriture qui s’effectue autour de la table, stimulé et provoqué par Jeanne Poitevin dans la pièce centrale du "studio"* et filmé par Caroline Caccavale. La caméra extérieure (à différencier de la caméra poing) devient au fil du temps un membre du groupe.
Nous proposons régulièrement des thématiques qui évoluent au fil du travail avec les archives et dans l’espace de révélation.
Quel est notre rapport au monde ; à quoi est-on étranger ; le don et l’échange ; la vérité et le mensonge ; dialogue avec un personnage historique ; souvenir d’une image extérieure et d’une image intérieure…
Jeanne Poitevin propose aussi des textes d’auteurs choisis là aussi en fonction de l’évolution du travail de chacun : La solitude dans les champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, Le cid ou Othello…Certains des participants proposent des textes comme les poèmes de Senghor…
Chacun choisi un extrait de ces textes et l’utilise en le mélangeant avec ses propres textes, ce sont tous ces éléments qui constituent petit a petit une parole. A cela s’ajoutent des moments d’improvisation dans la relation à l’archive sur l’espace de révélation.
Progressivement, les textes changent de main, changent de voix, de langue, ceux qui le désirent peuvent échanger leurs textes ou les faire entrer en dialogue.
La mise en scène proposée doit permettre aux personnes détenues "auteurs et acteurs" de prendre la conscience et le soin de bouger leur corps dans l’espace, et d’assumer la façon d’entrer et de sortir des différents cadres de l’image.
En effet, dans l’espace du décors, nous définissons un nouvel espace qui est celui du cadre de l’image, un cadre qui renferme mais qui crée du champs et du hors champs, de la mobilité, de la présence visuelle ou sonore, mais aussi du plein, du trop plein et du vide.
C’est avec tous ces éléments que chacun va travailler séparément ou ensemble.
La caméra est posée face à l’espace de révélation et redéfinit de nouvelles limites dans l’espace, une télévision de contrôle renvoie le cadre de ce nouvel espace choisi par chacun des acteurs, le travail dans le cadre, hors du cadre se fait par chaque acteur à travers la perception visuelle mais surtout sensible et physique de ce nouvel espace.
Chacun peut vérifier sur écran de contrôle à quel endroit du cadre il est, mais il peut aussi progressivement le sentir dans sa perception corporelle de l’espace.
Si la prison est bien un espace qui enferme le corps des détenus, le cadre de l’image enferme et capture également les corps des personnages filmés. Dans ce projet, le cadre de l’image peut s’affranchir, être transgressé par le personnage (entrer et sortir du cadre) en tant qu’acte conscient où en temps que perception sensible .
Cette entrée et sortie du cadre crée un tension entre le champs et le hors champs. Dans ce projet, le cadre se trouve être un redécoupage de l’espace de "révélation", pour autant ce qui est caché est toujours en présence, tendu dans la relation du trop plein, c’est à dire tous les acteurs dans le cadre, mais aussi du vide, quand tout les acteurs sont à l’extérieur du cadre, continuant à exister dans la seule persistance sonore.
Cet espace laissé vide laisse la place à la perception de ce qui est hors du cadre, c’est a dire :
L’expérience commune que nous faisons avec eux et celle que chacun d’entre eux vit dans le lieu de la prison.
L’autre situation de tournage, c’est quand la caméra est portée par l’acteur qui devient alors "acteur-filmeur". Dans ce travail, la perception de l’acteur est plus intérieure, plus intime, la boîte noire est fermée par sa 4ème cloison, créant un espace plus protégé du regard des autres, plus solitaire. La relation à l’image d’archive projetée est aussi plus proche, les plans sont plus serrés, voir abstraits. Le filmeur entre dans la trame, la vibration de l’image, on entend le frottement de la caméra sur le corps, la respiration de chacun.
L’ensemble de l’équipe (personnes détenues et intervenants) sont à l’extérieur de l’espace de révélation, devant un écran de contrôle qui permet de suivre le mouvement, les déplacements de l’acteur dans l’espace.
Réalisatrice - Lieux Fictifs
LIEUX FICTIFS, laboratoire de recherche cinématographique, 5 personnes présentes, ALZHAR, compagnie de création théâtrale et expérimentale, 4 personnes présentes, et LE GROUPE DE DETENUS STAGIAIRES au sein des Ateliers Cinématographiques au Centre Pénitentiaire de Marseille, 8 personnes présentes, stagiaires volontaires, auteurs-filmeurs-interprètes et choisis sur audition avec Caroline Caccavale, réalisatrice du film, et Jeanne Poitevin, auteur et metteur en scène dans le projet, sont en travail sur un chantier commun. Tous, ce groupe de 16, deux sociétés qui se choquent, puis 16 sociétés, puis 1, selon les instants, se retrouvent 11 jours par mois depuis 8 mois pour avancer ensemble dans la construction d’un film, mémoire active et vivante, d’une expérience humaine dans laquelle ils se sont tous embarqués : comment s’écrivent dans un film, notre individualité, nos failles et nos choix, notre société, notre histoire et notre groupe de travail ? Et quand le socle de ces images se trouve être les archives de la télévision nationale, convoquées en prison, là, dans les locaux des Ateliers, aux Baumettes, à Marseille, images mises en jeu par le groupe de 8 détenus en présence, l’équipe de cinéma, et les metteurs en scène de théâtre dans leur recherche de vérité et de révélation des faux-semblants et des forces humaines des êtres en jeu dans un groupe, le décapage se fait violent, étonnant, rigoureux et féroce.
Chaque matin le voyage commence à 7h, la route entre les domiciliations de chacun des metteurs en scène et réalisateurs se croise devant l’immeuble du Corbusier, puis rejoint celle des détenus après la porte de la prison, le moment de partage d’un instant avec les familles qui vont au parloir, les couloirs et les grilles, puis enfin le sas où les détenus attendent l’équipe artistique, après eux avoir quitté leur cellule, traversé les escaliers et les couloirs. Dans les locaux de TVB de la prison des Baumettes, le travail a lieu lentement, pas à pas, au fil des luttes, des incertitudes, des prouesses, des incompréhensions et des tentatives, des prises de risques et des volontés, un film prend corps.
Maxime Carasso membre de la Cie ALZHAR, acteur et metteur en scène amène les détenus dans un théâtre du corps, de la forme forte et éphémère et de l’impulsion.
Jeanne Poitevin et Caroline Caccavale cherchent avec les personnes détenues une approche juste de ce qui se joue là d’humain et d’artistique. La caméra corps agit avec eux et sur eux dans une tentative de mise en relief de ce qui ne peut plus être autrement qu’en image, une force malgré tout, une écoute malgré tout, une liberté malgré tout. Notre être se dit là, notre société, notre époque et notre monde, dans cette image, dans ce corps.
Gérardo : « Chacun peut intervenir dans les solos, et c’est un travail ensemble »
Kamel : « J’ai hâte de retrouver l’espace, c’est un espace magique qui est comme une mosquée où l’on enlève les chaussures… »
Au fil du travail, en écho aux mouvements du parcours, aux éclats du monde, et aux recherches autres de la compagnie, Jeanne amènera des textes de théâtre : Le cid, Koltes…
Farouk dit que le texte Dans la solitude des champs de coton était présent tout l’été « Vas-y garde ta main dans ta poche ».
Chacun avec son monde, son imaginaire, son énergie, est rentré en écriture, « Aller dans l’écriture ce n’est pas simplement une feuille et un stylo à la table, c’est aussi dans l’espace, partout être en écriture. »
Dans l’espace et sans l’espace, le dispositif entre notre réalité et notre rêve de nous-même tenté par Caroline, un rectangle où l’être se projette vers l’extérieur, devant lui, et où l’histoire est projetée sur lui, par l’arrière… et une caméra corps en jeu aussi, devant puis avec….
Jeanne propose très régulièrement que se dise ce qui est en jeu, ce qui est ressenti… dire ce qui reste en mémoire des ateliers, un geste, des mots…
Chacun seul :
- Michel : d’abord dans le discours puis il lâche « Ici, je suis à nu ». On apprendra le lendemain qu’il est transféré à Tarascon, nous ne le reverrons plus.
- Dimitri : « Chaque jour, c’est nouveau, redécouvrir l’espace vide. Il faut chercher l’énergie et la mettre dans le positif. Beaucoup d’idées, aujourd’hui plus d’images d’archives : la place rouge. »
- Gérardo : « La lune, les pyramides, Van Gogh. Les moments, le travail. »
- Kamel : « Dans cet endroit j’ai été hypnotisé, ça m’a rappelé mon enfance que j’avais oublié, le soir je rentrais en cellule je continuais à me souvenir. Ça m’a ouvert les yeux. Je ne regarde plus de la même manière les films, documentaires. C’est la première fois qu’on me demande de parler de mon enfance, ça m’a permis de repartir à la recherche de ma mémoire. C’est drôle que l’on utilise des pinces à linges, du scotch noir au cinéma. La boite noire c’est un peu comme une mosquée, on devient un autre personnage, on redevient enfant. »
- Saïd : « Je n’aurais jamais cru que l’on pouvait faire ça en taule, je n’étais pas sûr de moi et grâce à Alzhar, retrouver l’espace, je me sens nu, je perds mes repères. J’aime bien l’espace comme ça il n’y a pas de limites, j’aime quand j’ai pas de limites. »
- Philippe : « J’appréhendais notre retour. En cellule on en parlait avec Saïd. C’était une belle expérience. Je préfère travailler dans l’espace il y a une certaine intimité, c’est une protection, on est un autre personnage. Je me sens en apesanteur. Ici on nous écoute, en prison on ne vous écoute pas, on ne vous entend même pas. »
- Farouk : « Bon, on va pas faire les anciens de l’espace ! Ici c’est toujours un endroit où on est libre en prison, le lieu c’est comme une salle de muscu dans le sens entraînement. Ici on ne se parle pas comme dehors, dehors on se parle mal, ici je peux dire ma vision du monde, dehors on ne se jette pas de fleurs, on ne se fait pas de bisous. L’atelier m’a un peu changé, j’ai rencontré des gens. Si on est tous solidaires, ça se passe bien. Des fois on donne son amitié, ils se torchent le cul avec. J’étais un peu enfermé sur moi-même, avec l’atelier j’ai rencontré des gens que je n’aurai pas rencontrés. »
Les jours s’écrivent dans la même improvisation que le film, comment sera le possible de notre ville, de notre état, de la prison, du groupe, des metteurs en scène et cinéastes ce jour-là ? L’espace de mise en jeu est précieux, mais il demande que l’on soit prêt et fort à y intervenir, aussi, souvent, les personnes détenues restent en salle de réunion, parlent et écrivent, les mains sur leurs cafés… Les mots tracent creusent dispersent puis rassemble une idée de notre rapport au monde, chacun doit s’inventer les autres, l’approcher, le toucher, l’accepter et en être accepter… s’accepter aussi peut-être, dans la langue et dans son essence. Passer… du temps, tendre, nos propres réflexions, vivre ce moment et cet espace ensemble, ce groupe improbable et pourtant bien certain, ces corps si loin qui se parlent, dans l’espace de jeu, ou pratiquement la journée à la table, les artistes en question, les détenus en écriture…
Jeanne et Maxime amènent là ce qu’ils ont de plus solide dans leurs outils d’acteurs et de metteur en scène, des exercices pour apprendre à aimer chorégraphier ses gestes, donner sa voix, laisser naître un mouvement qui raconte ce qu’on ne sait pas encore… Il est question entre la caméra de Caroline et les tentatives de Maxime et Jeanne, de trouver avec les personnes détenues, ensemble, quelque chose de l’ordre de la présence, du renversement et de la vérité des corps, dans cette situation, à ce moment là de l’histoire, en prison, dans ce moment là de l’histoire du regard, cinématographique et théâtral, tissés ensemble…
Chacun est là, de plus en plus livré et concentré, même si l’exercice est dur, il dit quoi ? Chacun la tête dans les mains, cela se film, se joue, et se pense… et chacun d’entre nous 16 d’imaginer un film différent qui s’écrit là, au présent.
Le film est en pose… en suspend, il va reprendre corps et exercice avec la présence des mêmes détenus, Saïd, Saïd, Kamel, Philippe, François, Réda, Girado, Dimitri, sauf ceux qui seront partis, des mêmes cinéastes et metteurs en scène, Caroline Caccavale, Maxime Carasso, Jeanne Poitevin, sauf ceux qui seront partis, José Césarini qui va amener l’expérience de la caméra point, la personne détenue filme… ainsi on verra ce qu’on voit et ce qu’il voit, et le travail se déplacera encore, pour 8 autres mois avant de se trouver.
Metteur en scène – Cie Alzhar